Personne ne contesterait la sensation d’anachronisme et d’inactualité que l’on éprouve aujourd’hui en lisant les textes que Simone de Beauvoir a consacrés à la maternité. « L’expérience vécue » que Beauvoir décrit dans le second volume de Le deuxième sexe peut-elle avoir une valeur quelconque pour une femme de notre temps ? L’idée que la maternité soit l’accomplissement naturelle de la femme, que l’avortement soit défendu et donc difficile ainsi que le sont les méthodes des contrôles des naissances ; enfin, la maternité en tant qu’imposition que la société commande aux femmes – à savoir les motifs que De Beauvoir aborde dans ces pages – sont aujourd’hui des questions largement dépassées. Par conséquent, ce qu’à l’époque semblait révolutionnaire et même scandaleux, semble avoir perdu ses caractéristiques plus innovatrices. Pourtant, en deçà ou au-delà du rôle que la philosophe et écrivaine a joué à son époque, une donnée demeure indépassable : ses remarques ont eu le mérite d’ouvrir le débat sur le féminin, sur la femme ainsi que sur les expériences qui la caractérisent, pour ainsi dire, en tant que telle (notamment la maternité) et qui jamais n’avaient été questionnées du point de vue philosophique. Cette presque totale absence de la philosophie dans ce débat se confirme dans les références que l’autrice donne dans les notes en bas de pages, où sont cités les travaux de psychiatres, psychologues, écrivains, poètes et artistes mais jamais des travaux philosophiques. Et pourtant, la situation a-t-elle changée ? Et si la situation n’était pas si différente par rapport à celle que nous sommes en train de vivre à notre époque ? Certes, les Gender Studies et d’autres femmes philosophes aujourd’hui très connues ont développé une pensée imprévisible à l’époque de Beauvoir. Cependant, la prédominance des sciences humaines dans ce débat demeure encore incontestable et si les réflexions portant sur la naissance et sa « phénoménologie » ne manquent pas, de même que ne manquent pas les œuvres consacrées à la pensée, pour ainsi dire « au féminin », maternité et « être mère » sont des sujets que la philosophie n’aborde presque jamais. Il y a certes de bonnes raisons à cette « absence », dont la principale pourrait être le fait que la maternité est d’abord et surtout une expérience non universelle et strictement liée à des questions physiques et naturelles – position vis-à-vis de laquelle on ne saurait pourtant pas où situer Simone de Beauvoir. Car si d’un côté on connait l’incipit du second tome du Deuxième sexe, d’un autre côté la maternité est principalement et tout d’abord traitée comme un fait naturel. Les fluctuations des pages que nous allons proposer tiennent à cette ambiguïté irrésolue de la pensée de Beauvoir. Cette section de l’œuvre s’ouvre donc par l’affirmation célèbre : « On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin ». Ce qui pour nous, dans cet incipit, représente désormais un acquis indiscutable (scilicet l’entrelacs de nature et culture et son influence dans les domaines différents de l’existence humaine), était à l’époque bien plus audacieux et novateur. Il s’agissait, en effet, de retrouver ce « féminin » qu’on avait oublié parce qu’on l’avait réduit à une « donnée de fait » - « la/une » femme » - dont on parlait par contraste avec « l’homme ». Pourtant, quelques lignes après, notre écrivaine- philosophe traite de l’accouchement et de la maternité comme de faits naturels qu’on peut aisément tenir sous contrôle. Nous reviendrons sur cette ambiguïté, mais pour le moment, il convient de voir, grâce à Beauvoir et au débat dans lequel elle s’insère, comment la femme est « retrouvée ». En effet, de même que d’autres femme philosophes, Beauvoir a contribué à retrouver le féminin et la femme dans une époque où la philosophie parlait, pour ainsi dire, au masculin. Cependant, comment la femme est-elle « retrouvée » ? Il semble que ce soit, une fois encore, à partir de son contraire, ou bien à l’aune de son opposé, « l’homme/le masculin ». C’est ce que relève Beauvoir dans l’œuvre d’Emmanuel Levinas à propos duquel elle remarque : « Il est frappant qu’il adopte délibérément un point de vue d’homme sans signaler la réciprocité du sujet et de l’objet. Quand il écrit que la femme est mystère, il sous-entend qu’elle est mystère pour l'homme. Si bien que cette description qui se veut objective est en fait une affirmation du privilège masculin ». La remarque de Beauvoir est limitée à la lecture de Le temps et l’autre, ce qui l’empêche de saisir la richesse et l’évolution des analyses lévinassiennes au sujet du féminin et de la femme. Elle conteste et s’oppose, on le voit, au fait que la femme est « autre que l’homme » et l’autre de l’homme. Mais lisons le texte de Levinas auquel elle s’adresse sa critique : « Existe-t-il une situation où l’altérité de l’autre apparaît dans sa pureté ? Existe-t-il une situation où l’autre n’aurait pas seulement l’altérité comme l’envers de son identité, n’obéirait pas seulement à la loi platonicienne de la participation où tout terme contient du même et par là même contient de l’autre ? N’y aurait-il pas une situation où l’altérité serait portée par un être à titre positif, comme essence ? Quelle est l’altérité qui n’entre pas purement et simplement dans l’opposition des deux espèces du même genre ? Je pense que le contraire absolument contraire, dont la contrariété qui permet au terme de demeurer absolument autre, c’est le féminin ». La cible de la critique de Beauvoir est donc l’objectivation du féminin perçu dans ce passage, et qui, à son avis, ne conduirait à concevoir « la femme » que par contraste avec le masculin. Il ne s’agit certes pas, toutefois, de la seule interprétation possible de l’extrait lévinassien. Le philosophe italien Giovanni Salmeri, par exemple, considère que « selon Levinas, plusieurs caractéristiques situent cette altérité à un niveau exceptionnel. Tout d'abord, elle ne résulte pas d'une distinction purement logique, mais possède un contenu empirique qui n'est tout simplement pas déductible rationnellement. Deuxièmement, le féminin ne s’obtient pas en niant simplement le masculin, ce qui permettrait une sorte de conversion d'un terme en l'autre. Troisièmement, les deux termes ne sont pas complémentaires, car ils ne présupposent pas une totalité préexistante et ne la créent jamais (ce qui constituerait précisément l'aspect pathétique du rapport sexuel) ». La critique de Beauvoir serait-elle « sans raisons » ou immotivée ? Pas davantage que l’on ne pourrait faire de la remarque de Salmeri la seule pertinente pour le passage en question. Mais, tout en respectant leurs divergences, que nous révèlent déjà ces lectures, quant au féminin ? Sans doute, le fait que celui-ci – au moins d’après ce qu’on vient de voir – jusqu’à ce moment n’a été conçu que par contraste avec son contraire. Cependant cette opposition ne tient pas compte des affirmations sur le féminin que Lévinas proposera dès Totalité et infini, concernant notamment l’habitation, le recueillement, l’intimité, l’hospitalité, dont la femme serait la condition. Surgit donc un petit conflit des interprétations, dont on sortira en revenant à ce que jusque nous avons appris jusqu’ici au sujet de la femme et du féminin – à savoir qu’ils ont été « retrouvés ».

Maternité, une querelle inattendue. Notes sur quelques pages de Simone de Beauvoir

C. Canullo
2022-01-01

Abstract

Personne ne contesterait la sensation d’anachronisme et d’inactualité que l’on éprouve aujourd’hui en lisant les textes que Simone de Beauvoir a consacrés à la maternité. « L’expérience vécue » que Beauvoir décrit dans le second volume de Le deuxième sexe peut-elle avoir une valeur quelconque pour une femme de notre temps ? L’idée que la maternité soit l’accomplissement naturelle de la femme, que l’avortement soit défendu et donc difficile ainsi que le sont les méthodes des contrôles des naissances ; enfin, la maternité en tant qu’imposition que la société commande aux femmes – à savoir les motifs que De Beauvoir aborde dans ces pages – sont aujourd’hui des questions largement dépassées. Par conséquent, ce qu’à l’époque semblait révolutionnaire et même scandaleux, semble avoir perdu ses caractéristiques plus innovatrices. Pourtant, en deçà ou au-delà du rôle que la philosophe et écrivaine a joué à son époque, une donnée demeure indépassable : ses remarques ont eu le mérite d’ouvrir le débat sur le féminin, sur la femme ainsi que sur les expériences qui la caractérisent, pour ainsi dire, en tant que telle (notamment la maternité) et qui jamais n’avaient été questionnées du point de vue philosophique. Cette presque totale absence de la philosophie dans ce débat se confirme dans les références que l’autrice donne dans les notes en bas de pages, où sont cités les travaux de psychiatres, psychologues, écrivains, poètes et artistes mais jamais des travaux philosophiques. Et pourtant, la situation a-t-elle changée ? Et si la situation n’était pas si différente par rapport à celle que nous sommes en train de vivre à notre époque ? Certes, les Gender Studies et d’autres femmes philosophes aujourd’hui très connues ont développé une pensée imprévisible à l’époque de Beauvoir. Cependant, la prédominance des sciences humaines dans ce débat demeure encore incontestable et si les réflexions portant sur la naissance et sa « phénoménologie » ne manquent pas, de même que ne manquent pas les œuvres consacrées à la pensée, pour ainsi dire « au féminin », maternité et « être mère » sont des sujets que la philosophie n’aborde presque jamais. Il y a certes de bonnes raisons à cette « absence », dont la principale pourrait être le fait que la maternité est d’abord et surtout une expérience non universelle et strictement liée à des questions physiques et naturelles – position vis-à-vis de laquelle on ne saurait pourtant pas où situer Simone de Beauvoir. Car si d’un côté on connait l’incipit du second tome du Deuxième sexe, d’un autre côté la maternité est principalement et tout d’abord traitée comme un fait naturel. Les fluctuations des pages que nous allons proposer tiennent à cette ambiguïté irrésolue de la pensée de Beauvoir. Cette section de l’œuvre s’ouvre donc par l’affirmation célèbre : « On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin ». Ce qui pour nous, dans cet incipit, représente désormais un acquis indiscutable (scilicet l’entrelacs de nature et culture et son influence dans les domaines différents de l’existence humaine), était à l’époque bien plus audacieux et novateur. Il s’agissait, en effet, de retrouver ce « féminin » qu’on avait oublié parce qu’on l’avait réduit à une « donnée de fait » - « la/une » femme » - dont on parlait par contraste avec « l’homme ». Pourtant, quelques lignes après, notre écrivaine- philosophe traite de l’accouchement et de la maternité comme de faits naturels qu’on peut aisément tenir sous contrôle. Nous reviendrons sur cette ambiguïté, mais pour le moment, il convient de voir, grâce à Beauvoir et au débat dans lequel elle s’insère, comment la femme est « retrouvée ». En effet, de même que d’autres femme philosophes, Beauvoir a contribué à retrouver le féminin et la femme dans une époque où la philosophie parlait, pour ainsi dire, au masculin. Cependant, comment la femme est-elle « retrouvée » ? Il semble que ce soit, une fois encore, à partir de son contraire, ou bien à l’aune de son opposé, « l’homme/le masculin ». C’est ce que relève Beauvoir dans l’œuvre d’Emmanuel Levinas à propos duquel elle remarque : « Il est frappant qu’il adopte délibérément un point de vue d’homme sans signaler la réciprocité du sujet et de l’objet. Quand il écrit que la femme est mystère, il sous-entend qu’elle est mystère pour l'homme. Si bien que cette description qui se veut objective est en fait une affirmation du privilège masculin ». La remarque de Beauvoir est limitée à la lecture de Le temps et l’autre, ce qui l’empêche de saisir la richesse et l’évolution des analyses lévinassiennes au sujet du féminin et de la femme. Elle conteste et s’oppose, on le voit, au fait que la femme est « autre que l’homme » et l’autre de l’homme. Mais lisons le texte de Levinas auquel elle s’adresse sa critique : « Existe-t-il une situation où l’altérité de l’autre apparaît dans sa pureté ? Existe-t-il une situation où l’autre n’aurait pas seulement l’altérité comme l’envers de son identité, n’obéirait pas seulement à la loi platonicienne de la participation où tout terme contient du même et par là même contient de l’autre ? N’y aurait-il pas une situation où l’altérité serait portée par un être à titre positif, comme essence ? Quelle est l’altérité qui n’entre pas purement et simplement dans l’opposition des deux espèces du même genre ? Je pense que le contraire absolument contraire, dont la contrariété qui permet au terme de demeurer absolument autre, c’est le féminin ». La cible de la critique de Beauvoir est donc l’objectivation du féminin perçu dans ce passage, et qui, à son avis, ne conduirait à concevoir « la femme » que par contraste avec le masculin. Il ne s’agit certes pas, toutefois, de la seule interprétation possible de l’extrait lévinassien. Le philosophe italien Giovanni Salmeri, par exemple, considère que « selon Levinas, plusieurs caractéristiques situent cette altérité à un niveau exceptionnel. Tout d'abord, elle ne résulte pas d'une distinction purement logique, mais possède un contenu empirique qui n'est tout simplement pas déductible rationnellement. Deuxièmement, le féminin ne s’obtient pas en niant simplement le masculin, ce qui permettrait une sorte de conversion d'un terme en l'autre. Troisièmement, les deux termes ne sont pas complémentaires, car ils ne présupposent pas une totalité préexistante et ne la créent jamais (ce qui constituerait précisément l'aspect pathétique du rapport sexuel) ». La critique de Beauvoir serait-elle « sans raisons » ou immotivée ? Pas davantage que l’on ne pourrait faire de la remarque de Salmeri la seule pertinente pour le passage en question. Mais, tout en respectant leurs divergences, que nous révèlent déjà ces lectures, quant au féminin ? Sans doute, le fait que celui-ci – au moins d’après ce qu’on vient de voir – jusqu’à ce moment n’a été conçu que par contraste avec son contraire. Cependant cette opposition ne tient pas compte des affirmations sur le féminin que Lévinas proposera dès Totalité et infini, concernant notamment l’habitation, le recueillement, l’intimité, l’hospitalité, dont la femme serait la condition. Surgit donc un petit conflit des interprétations, dont on sortira en revenant à ce que jusque nous avons appris jusqu’ici au sujet de la femme et du féminin – à savoir qu’ils ont été « retrouvés ».
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