Née au Liban en 1937, à Paris depuis 1972, Vénus Khoury-Ghata est une auteure polyédrique – romancière, poète, essayiste, journaliste et traductrice – qui a su exploiter son exil comme un véritable laboratoire scripturaire. « Vivant au Liban » écrit Khoury-Ghata « j’aurais fait des enfants, et me serais abritée dans les caves pour me protéger des bombardements. Je n’aurais pas écrit. Je n’aurais pas ajouté une voix, la mienne, à la francophonie. » Ainsi, l’errance géographique s’avère pour Khoury-Ghata nécessaire à l’écriture. Dans tous ses romans et ses recueils de poèmes, elle promène son écriture entre son pays d’origine et son pays d’accueil par un mouvement de va-et-vient qu’elle nomme «nomadisme littéraire». Ce terme, nomadisme, se charge d’ailleurs de résonances multiples: la «pensée nomade» théorisée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux: capitalisme et schizophrénie, a été appliquée aux domaines les plus divers. L’une de ses acceptions les plus intéressantes dans le contexte des études de genre est celle de Rosi Braidotti, qui définit la «nomadologie philosophique» non pas comme une simple, voire banale, exaltation de l’errance, mais comme une critique et un dépassement des conceptions ethnocentriques de l’«identité à racine unique», sans oublier pour cela l’importance du «lieu» et de la «position» d’élocution/écriture. L’expérience de l’émigration, ainsi que de la réalité autre du pays d’accueil, se transmet dans l’espace scripturaire de Vénus Khoury-Ghata par des stratégies langagières spécifiques, notamment par le développement de ce que Lise Gauvin appelle «surconscience langagière» , qui ne fait que stimuler la capacité de l’écrivain de créer sa propre langue d’écriture: «Le parcours des écrivains francophones est emblématique en ce qu’il les condamne, de quelque lieu qu’ils proviennent, à penser la langue». Cette surconscience linguistique devient souvent chez Khoury-Ghata, «strabisme langagier», une maladie qui se révèle pourtant productive du point de vue littéraire. L’écrivaine corrige en effet sa «pathologie» par le biais de techniques et de stratégies métafictionnelles qui mêlent et superposent le Liban et la France, le passé et le présent, les niveaux de la fiction et celui de la réalité. Le résultat est une œuvre complexe, qui se lit comme un tapis finement brodé, qui ne se contente pas de montrer son dessin, mais fait entrevoir, parfois, son revers. A la croisée des pays et des langues de la Méditerranée, l’œuvre de Khoury-Ghata se donne à lire aujourd’hui comme une œuvre fondamentale pour appréhender la migration, l’errance, voire le nomadisme qui caractérisent l’extrême contemporain.
De l’errance linguistique au nomadisme littéraire: le cas de Vénus Khoury-Ghata
VITALI, ILARIA
2014-01-01
Abstract
Née au Liban en 1937, à Paris depuis 1972, Vénus Khoury-Ghata est une auteure polyédrique – romancière, poète, essayiste, journaliste et traductrice – qui a su exploiter son exil comme un véritable laboratoire scripturaire. « Vivant au Liban » écrit Khoury-Ghata « j’aurais fait des enfants, et me serais abritée dans les caves pour me protéger des bombardements. Je n’aurais pas écrit. Je n’aurais pas ajouté une voix, la mienne, à la francophonie. » Ainsi, l’errance géographique s’avère pour Khoury-Ghata nécessaire à l’écriture. Dans tous ses romans et ses recueils de poèmes, elle promène son écriture entre son pays d’origine et son pays d’accueil par un mouvement de va-et-vient qu’elle nomme «nomadisme littéraire». Ce terme, nomadisme, se charge d’ailleurs de résonances multiples: la «pensée nomade» théorisée par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux: capitalisme et schizophrénie, a été appliquée aux domaines les plus divers. L’une de ses acceptions les plus intéressantes dans le contexte des études de genre est celle de Rosi Braidotti, qui définit la «nomadologie philosophique» non pas comme une simple, voire banale, exaltation de l’errance, mais comme une critique et un dépassement des conceptions ethnocentriques de l’«identité à racine unique», sans oublier pour cela l’importance du «lieu» et de la «position» d’élocution/écriture. L’expérience de l’émigration, ainsi que de la réalité autre du pays d’accueil, se transmet dans l’espace scripturaire de Vénus Khoury-Ghata par des stratégies langagières spécifiques, notamment par le développement de ce que Lise Gauvin appelle «surconscience langagière» , qui ne fait que stimuler la capacité de l’écrivain de créer sa propre langue d’écriture: «Le parcours des écrivains francophones est emblématique en ce qu’il les condamne, de quelque lieu qu’ils proviennent, à penser la langue». Cette surconscience linguistique devient souvent chez Khoury-Ghata, «strabisme langagier», une maladie qui se révèle pourtant productive du point de vue littéraire. L’écrivaine corrige en effet sa «pathologie» par le biais de techniques et de stratégies métafictionnelles qui mêlent et superposent le Liban et la France, le passé et le présent, les niveaux de la fiction et celui de la réalité. Le résultat est une œuvre complexe, qui se lit comme un tapis finement brodé, qui ne se contente pas de montrer son dessin, mais fait entrevoir, parfois, son revers. A la croisée des pays et des langues de la Méditerranée, l’œuvre de Khoury-Ghata se donne à lire aujourd’hui comme une œuvre fondamentale pour appréhender la migration, l’errance, voire le nomadisme qui caractérisent l’extrême contemporain.I documenti in IRIS sono protetti da copyright e tutti i diritti sono riservati, salvo diversa indicazione.