Aimé par des auteurs différents, voir opposés entre eux, tels que Maurice Merleau-Ponty e Michel Henry, Maine de Biran, par ses recherches sur le corps et sur le moi conçu comme unité psychophysique, se prête certes à des lectures phénoménologiques ; il n’est pas certain, cependant, qu’une lecture herméneutique soit légitime et justifiable. Dans le cadre du sous-titre du colloque, celle-ci peut être ainsi entendue : étant donne la duplicité d’expliquer et comprendre, expliquer la maladie pourrait être la voie pour comprendre mieux le corps. Pourtant, si j’ai choisi deux verbes différents, ce n’est pas un hasard : soigner (et non seulement expliquer) et interpréter (et non seulement comprendre), choisissant par cela de me colloquer hors du débat entamé par l’herméneutique des textes pour atteindre une herméneutique du corps. Je ne dis pas herméneutique de la « corporéité » mais du corps, car c’est le corps en tant que tel qui tombe malade et qui a besoin de soins, qui habite et bâtit d’espaces nouveaux; herméneutique d’un corps qui, venant au monde, marque le commencement d’une vie et, disparaissant, en marque sa fin. Bref, du Körper, du corps biologique. Or, « expliquer » et « comprendre » sont deux verbes et, tout comme chaque verbe, ils expriment une action. A leur tour, les actions sont « faites par » et « exercées sur ». Même interpréter est une action « faite par » et « exercée sur »: une action faite par un interprète qui donne son interprétation « sur » ou « de », l’exerçant. Ce qui vaut aussi pour la maladie, dont les symptômes sont interprétés par un interprète (le médecin). Cela dit, l’air de famille, en même temps ricoeurienne et heideggerienne, entre herméneutique et médicine, se montre: d’après Heidegger, étant donné que l’Auslegung est fondée dans la compréhension ontologique, l’être malade revient à l’impossibilité de s’approprier des ses propres possibilités; d’après Ricoeur, étant donné que le rôle central revient à « l’orient du texte », la maladie (et les symptômes qui la racontent) serait une sorte de texte qui nous mène au delà de l’acte subjectif de l’interprétation (par exemple, l’interprétation du symptôme – en ce cas il s’agirait d’un acte sur le texte) pour aller vers l’acte du texte tel que la maladie l’est. Acte du texte montrant une modification, un changement du corps qui, changeant, nous fait ressouvenir de ce qu’il était avant et que, une fois malade, il n’est plus. Cependant, est-ce la maladie vraiment un texte ou ce texte n’est, peut-être, le corps ? Certes, l’état de maladie aussi bien que celui de santé (interrompu par celle-là) concerne le corps. Ce qui est « sain » ou « affecté par » est le corps ; le corps est le « lieu » où la maladie arrive et qu’elle bouleverse. Dès lors, quand il s’agit de l’interprétation de la maladie et des ses symptômes, l’interprétation (« acte du texte ») peut être conçue comme acte du texte qui est le corps et qui arrive dans le corps. Autrement dit, ce lieu herméneutique est le corps, sorte de « texte » dont l’acte, dans le cas de la maladie, marque le type d’interprétation qui lui appartient et, donc, le type d’acte qu’il accomplit. Dès lors, interprétation de la maladie est interprétation en tant qu’herméneutique de l’acte du texte que le corps lui-même est. Et pourtant, de quel acte s’agit-il ici? Le corps tombe malade, souffre et donc c’est à lui que la maladie est attribuée, c’est à lui qui semble appartenir : il est malade; en même temps, il subit ce qu’il lui arrive. Son acte est une sorte d’« action non agie » qui arrive au corps et à tout autre organisme qui réagisse, tombe malade, souffre (il s’agit de verbes exprimant tous une action du corps) bien que tout cela arrive par une exposition du corps à “autre” (exposition qui fait qu’il subit ce qui arrive). Il ne s’agit pas d’actions involontaires, normalement accomplies par le corps même en état de santé ; au contraire, en cette action particulière où le corps tombe malade, action non agie, même les actes involontaires du corps sont exposés à la maladie. Donc, interpréter le corps malade signifie se colloquer au cœur de cette action non agie du corps. Or, quel verbe rend effectif et non seulement possible ce « se colloquer », l’action par laquelle se donne cette collocation ? Sans doute, l’acte de soigner, un acte en deçà aussi bien du connaître que du comprendre, car dans la plupart des cas, quand les soins commencent, on ne sait pas trop bien ou exactement ce qui arrive dans le corps à cause de la maladie : l’on sait, l’on connaît quelque chose, mais pas tous ! Il s’agit donc d’une action in fieri se corrigeant et se renouvelant sans cesse, qui peut s’entamer et terminer, se conclure ou bien n’arriver jamais au but. Encore, soigner est un acte ou action « faite par » et « s’exerçant sur » et pour quelqu’un, c’est-à-dire il est un verbe ayant un complément objet : or, une herméneutique du corps ne demande rien moins que cela. Soigner (et non seulement expliquer) et interpréter (et non seulement comprendre) : soigner en tant qu’autodéploiement de l’interprétation du corps, c’est-à-dire d’un acte qui, s’exerçant, fait que le corps soit connu et compris (sa connaissance et sa compréhension ne précédant pas l’acte de soigner et d’interpréter). Encore, soigner en tant qu’action inépuisable, continue et constante s’exerçant sur la maladie qui, réciproquement, atteint le corps et arrive dans le corps. Soigner la maladie et interpréter le corps peuvent être donc entendus comme un seul acte, étant l’interprétation une Selbstauslegung du corps où le corps lui-même s’interprète et se fait connaître. Il ne s’agit pas de deux verbes en opposition mais de deux actions par lesquelles l’herméneutique du corps se fait et se donne. Cela dit, et en compagnie de Maine de Biran, l’on peut maintenant annoncer l’enjeu de ces pages: l’herméneutique du corps se soustrait à l’opposition d’expliquer et comprendre car l’interprétation du corps, sa connaissance et sa “science”, se donnent par les soins médicales, donc scientifiques et épistémique, qu’elle reçoit. Soin et interprétation par lesquelles se montre et vient à manifestation non seulement le Leib ou la chair invisible mais encore le Körper, le corps lui-même, visible ; bref, ce qui est visible ne se manifeste, ne vient à la phénoménalité qu’en se montrant par ce qu’il est et comme il est. Une herméneutique, donc, non opposée à la phénoménologie mais proche d’elle; une herméneutique, enfin, où le corps même se fait événement venant à manifestation. C’est là l’enjeu du verbe « soigner » qui, s’exerçant, « interprète ». Ce qui implique non pas l’opposition mais la composition des deux actions pour mieux comprendre, c’est-à-dire: soigner en tant qu’interpréter pour comprendre mieux. Cependant, tout cela n’a de sens que si ce qu’il y a à comprendre n’est pas, ab origine, immédiatement saisissable et demande à être expliqué. Ce que la médicine, en son entrelacs avec la philosophie, sait bien depuis longtemps.

Soigner la maladie, interpréter le corps : une lecture herméneutique de Maine de Biran

CANULLO, Carla
2011-01-01

Abstract

Aimé par des auteurs différents, voir opposés entre eux, tels que Maurice Merleau-Ponty e Michel Henry, Maine de Biran, par ses recherches sur le corps et sur le moi conçu comme unité psychophysique, se prête certes à des lectures phénoménologiques ; il n’est pas certain, cependant, qu’une lecture herméneutique soit légitime et justifiable. Dans le cadre du sous-titre du colloque, celle-ci peut être ainsi entendue : étant donne la duplicité d’expliquer et comprendre, expliquer la maladie pourrait être la voie pour comprendre mieux le corps. Pourtant, si j’ai choisi deux verbes différents, ce n’est pas un hasard : soigner (et non seulement expliquer) et interpréter (et non seulement comprendre), choisissant par cela de me colloquer hors du débat entamé par l’herméneutique des textes pour atteindre une herméneutique du corps. Je ne dis pas herméneutique de la « corporéité » mais du corps, car c’est le corps en tant que tel qui tombe malade et qui a besoin de soins, qui habite et bâtit d’espaces nouveaux; herméneutique d’un corps qui, venant au monde, marque le commencement d’une vie et, disparaissant, en marque sa fin. Bref, du Körper, du corps biologique. Or, « expliquer » et « comprendre » sont deux verbes et, tout comme chaque verbe, ils expriment une action. A leur tour, les actions sont « faites par » et « exercées sur ». Même interpréter est une action « faite par » et « exercée sur »: une action faite par un interprète qui donne son interprétation « sur » ou « de », l’exerçant. Ce qui vaut aussi pour la maladie, dont les symptômes sont interprétés par un interprète (le médecin). Cela dit, l’air de famille, en même temps ricoeurienne et heideggerienne, entre herméneutique et médicine, se montre: d’après Heidegger, étant donné que l’Auslegung est fondée dans la compréhension ontologique, l’être malade revient à l’impossibilité de s’approprier des ses propres possibilités; d’après Ricoeur, étant donné que le rôle central revient à « l’orient du texte », la maladie (et les symptômes qui la racontent) serait une sorte de texte qui nous mène au delà de l’acte subjectif de l’interprétation (par exemple, l’interprétation du symptôme – en ce cas il s’agirait d’un acte sur le texte) pour aller vers l’acte du texte tel que la maladie l’est. Acte du texte montrant une modification, un changement du corps qui, changeant, nous fait ressouvenir de ce qu’il était avant et que, une fois malade, il n’est plus. Cependant, est-ce la maladie vraiment un texte ou ce texte n’est, peut-être, le corps ? Certes, l’état de maladie aussi bien que celui de santé (interrompu par celle-là) concerne le corps. Ce qui est « sain » ou « affecté par » est le corps ; le corps est le « lieu » où la maladie arrive et qu’elle bouleverse. Dès lors, quand il s’agit de l’interprétation de la maladie et des ses symptômes, l’interprétation (« acte du texte ») peut être conçue comme acte du texte qui est le corps et qui arrive dans le corps. Autrement dit, ce lieu herméneutique est le corps, sorte de « texte » dont l’acte, dans le cas de la maladie, marque le type d’interprétation qui lui appartient et, donc, le type d’acte qu’il accomplit. Dès lors, interprétation de la maladie est interprétation en tant qu’herméneutique de l’acte du texte que le corps lui-même est. Et pourtant, de quel acte s’agit-il ici? Le corps tombe malade, souffre et donc c’est à lui que la maladie est attribuée, c’est à lui qui semble appartenir : il est malade; en même temps, il subit ce qu’il lui arrive. Son acte est une sorte d’« action non agie » qui arrive au corps et à tout autre organisme qui réagisse, tombe malade, souffre (il s’agit de verbes exprimant tous une action du corps) bien que tout cela arrive par une exposition du corps à “autre” (exposition qui fait qu’il subit ce qui arrive). Il ne s’agit pas d’actions involontaires, normalement accomplies par le corps même en état de santé ; au contraire, en cette action particulière où le corps tombe malade, action non agie, même les actes involontaires du corps sont exposés à la maladie. Donc, interpréter le corps malade signifie se colloquer au cœur de cette action non agie du corps. Or, quel verbe rend effectif et non seulement possible ce « se colloquer », l’action par laquelle se donne cette collocation ? Sans doute, l’acte de soigner, un acte en deçà aussi bien du connaître que du comprendre, car dans la plupart des cas, quand les soins commencent, on ne sait pas trop bien ou exactement ce qui arrive dans le corps à cause de la maladie : l’on sait, l’on connaît quelque chose, mais pas tous ! Il s’agit donc d’une action in fieri se corrigeant et se renouvelant sans cesse, qui peut s’entamer et terminer, se conclure ou bien n’arriver jamais au but. Encore, soigner est un acte ou action « faite par » et « s’exerçant sur » et pour quelqu’un, c’est-à-dire il est un verbe ayant un complément objet : or, une herméneutique du corps ne demande rien moins que cela. Soigner (et non seulement expliquer) et interpréter (et non seulement comprendre) : soigner en tant qu’autodéploiement de l’interprétation du corps, c’est-à-dire d’un acte qui, s’exerçant, fait que le corps soit connu et compris (sa connaissance et sa compréhension ne précédant pas l’acte de soigner et d’interpréter). Encore, soigner en tant qu’action inépuisable, continue et constante s’exerçant sur la maladie qui, réciproquement, atteint le corps et arrive dans le corps. Soigner la maladie et interpréter le corps peuvent être donc entendus comme un seul acte, étant l’interprétation une Selbstauslegung du corps où le corps lui-même s’interprète et se fait connaître. Il ne s’agit pas de deux verbes en opposition mais de deux actions par lesquelles l’herméneutique du corps se fait et se donne. Cela dit, et en compagnie de Maine de Biran, l’on peut maintenant annoncer l’enjeu de ces pages: l’herméneutique du corps se soustrait à l’opposition d’expliquer et comprendre car l’interprétation du corps, sa connaissance et sa “science”, se donnent par les soins médicales, donc scientifiques et épistémique, qu’elle reçoit. Soin et interprétation par lesquelles se montre et vient à manifestation non seulement le Leib ou la chair invisible mais encore le Körper, le corps lui-même, visible ; bref, ce qui est visible ne se manifeste, ne vient à la phénoménalité qu’en se montrant par ce qu’il est et comme il est. Une herméneutique, donc, non opposée à la phénoménologie mais proche d’elle; une herméneutique, enfin, où le corps même se fait événement venant à manifestation. C’est là l’enjeu du verbe « soigner » qui, s’exerçant, « interprète ». Ce qui implique non pas l’opposition mais la composition des deux actions pour mieux comprendre, c’est-à-dire: soigner en tant qu’interpréter pour comprendre mieux. Cependant, tout cela n’a de sens que si ce qu’il y a à comprendre n’est pas, ab origine, immédiatement saisissable et demande à être expliqué. Ce que la médicine, en son entrelacs avec la philosophie, sait bien depuis longtemps.
2011
Le cercle herménutique
Internazionale
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